Dialogue pour personne (2016)

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Habiter la couleur 1, 2016. Acrylique sur toile. 122cm x 91cm. Photo: Paul Litherland

L’un : Il regardait vers toi et tu lui as dit : regarde au loin avec moi.

L’autre : Qu’est-ce qu’il y a au loin, t’a-t-il demandé?

L’un : Au loin? Je ne sais pas, mais c’est vers là qu’il faut regarder et non vers moi.

L’autre : Peut-être qu’au loin, nous n’atteindrons jamais.

L’un : C’est pour cette raison qu’il faut tendre vers.

L’autre : D’où pars-tu pour regarder au loin, t’a-t-il demandé?

L’un : De l’origine.

L’autre : L’origine est-elle historique?

L’un : Je ne sais pas. Je sais seulement que là où je regarde autour de moi, il n’y a rien, rien à voir, rien à dire. Il n’y a que la mort et le plaisir des images. Parfois une idée sans ancrage.

L’autre : Au loin, c’est possible.

L’un : C’est possible, parce que quelque part je ne sais pas. Il y a une énigme.

L’autre : C’est le non-savoir qui te permet de peindre, d’écrire?

L’un : C’est ce qui donne sens à ce qui est ici. Ici est tendu vers un ailleurs que j’ignore, mais que je sais nécessaire.

L’autre : Nécessaire à qui, à quoi?

L’un : À l’autre, à moi. À ce qui nous permet d’être ensemble sans nous dévorer l’un l’autre.

L’autre : Une limite?

L’un : Plus qu’une limite, une fenêtre tournée vers l’intérieur.

L’autre : Je lui ai dit d’être avec moi en regardant au loin et en disant des mots qui le concerne lui, d’abord.

L’un : Des mots qu’il ne dira à personne?

L’autre : Des mots qu’il dira à quelqu’un tout en sachant qu’ils ne s’adressent à personne.

L’un : Tu lui demandes beaucoup.

L’autre : Je ne lui demande rien, c’est lui qui me le demande.

L’un : Il te demande l’autorisation pour dire?

L’autre : Je lui réponds qu’il n’en tient qu’à lui de pouvoir dire, moi je n’y suis pour rien.

L’un : Je suis seulement la porteuse de quelque chose qui ne concerne personne, sinon tout le monde.

L’autre : Tu le cherches tout autant que lui?

L’un : C’est ce qui me fait échapper à l’histoire, c’est ce qui me détourne des artistes que je côtoie bien malgré moi.

L’autre : Que fais-tu alors?

L’un : Je fais ce que je peux avec mon désir.

L’autre : Un désir qui n’appartient qu’à toi.

L’un : Un désir qui te conduit à enfanter sans jamais que n’enfant réel existe.

L’autre : C’est pourquoi je ne pourrai jamais être mère comme ma mère l’a été pour moi.

L’un : Ce que tu enfantes ainsi tu le laisses partir, tu le donnes au monde?

L’autre : Je le laisse tomber quelque part et par hasard quelqu’un l’entend.

L’un : Il reste un silence.

L’autre : Dans ce silence, je ne sais pas ce que l’autre a entendu pour lui.

L’un : A-t-il même entendu?

L’autre : Peut-être a-t-il entendu, vu, mais je l’ignore, je l’ignore pour toujours.

L’un : Peut-être que c’est cette souffrance qu’il te demande de dire.

L’autre : Comme si cette souffrance lui permettrait de saisir pourquoi lui-même hésite à laisser aller ses mots dans le monde de crainte de ne pas savoir.

L’un : De ne pas savoir ce qui sera su.

L’autre : Et si ce qu’il pouvait dire quelqu’un d’autre l’avait dit avant lui?

L’un : C’est toujours ce que je dis, je n’invente rien, lui non plus, tout a toujours été dit.

L’autre : On ne fait que redire l’origine à partir du lieu que l’on habite.

L’un : Où habite-t-il d’ailleurs?

L’autre : Il ne le sait pas, moi non plus.

L’un : Est-ce un lieu particulier?

L’autre : Son lieu n’est pas le mien, mais pourtant il communique avec le mien.

L’un : Il habite avec quelqu’un?

L’autre : Oui et moi aussi.

L’un : Mais le lieu dont je parle n’est pas celui-là, c’est celui qui le fait exister dans le monde.

L’autre : Ce lieu est irreprésentable.

L’un : Irreprésentable pour la surface du monde.

L’autre : Mais à l’intérieur du monde il prend tout son sens. Parce qu’il donne un sens au monde. Parce qu’il fait exister le monde.

L’un : Ce lieu est celui de la parole?

L’autre : Une parole sans quoi ce qui est là cesserait d’être pour devenir chose.

L’un : Ce qui t’entoure te semble être une chose inanimée?

L’autre : Parfois, un regard me rappelle à ce qui n’existe pas encore. Une voix aussi.

L’un : C’est ce regard et cette voix que tu essaies de peindre, de dire?

L’autre : La voix traverse sans jamais se déposer quelque part. Elle ne peut être que passagère quand un tableau est terminé et donné au regard.

L’autre : Un tableau ne fait que permettre le tableau à venir. En soi, un tableau perd tout son sens.

L’un : Et la parole par rapport à ce tableau?

L’autre : La parole me permet l’expérience du tableau.

L’un : C’est de cette parole qu’il est le porteur?

L’autre : Dans la mesure où cette parole je la réinvente pour moi.

L’un : L’entendre ne te suffit pas?

L’autre : Quand je l’entends, j’ai tout de suite envie de la continuer.

L’un : Parce que la continuer c’est aussi mon désir.

L’autre : Parce qu’entendre suppose la parole.

L’un : Et si c’était de cette manière que le lointain était une ouverture possible?

L’autre : Peut-être. Il faudra qu’il me dise.

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